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            La Suzuki bricolée par Djamel tenait le choc. Les deux compères reprirent leurs virées nocturnes, Djamel cramponné à son guidon, Lakdar derrière. De Certigny à Aulnay, d’Aulnay à Clichy, de Sevran à Bobigny, des Sablières aux Grands-Chênes, par ce petit miracle mécanique, les distances semblaient abolies. Le 9-3 leur appartenait. Une sensation de puissance, de liberté. D’ivresse.

            Djamel, il kiffait grave. Le plan baston avec les keufs, ça le branchait à mort. La revanche de toutes les humiliations subies depuis l’enfance. Partout on le disait, à la téloche comme dans la rue, que c’était l’Intifada. Palestine ! Palestine ! Alors pourquoi au Moulin, toute la bande à Samir elle répétait sans arrêt qu’il fallait rester peinard à la maison ? Encore une preuve que les salafs c’étaient des baltringues tout juste bons à frimer avec leur kamis bien blanche, toute propre, bien planqués dans leur librairie, mais quand fallait partir au combat, comme les moudjahidin dans le maquis, là y avait plus personne ! Alors que si son frère Bechir il avait été encore vivant, comment qu’il leur aurait claqué la gueule, aux keufs, avec sa ceinture noire de karaté !

            **

 

            Ali Abdane abdiqua devant les insultes que lui adressait Lakdar chaque fois qu’il rentrait de ses chevauchées nocturnes. Lakdar lui avait jeté en pleine figure les misérables revues pornos qu’il avait dénichées sous son lit. Une humiliation insupportable. Ali avait ramassé les revues, les avait déchirées, aspergées d’alcool à brûler avant de les enflammer dans l’évier de la cuisine, devant son fils.

            – Tu vois, c’est fini. Alors dis rien à Zora ! avait-il supplié.

            Lakdar s’était contenté de hausser les épaules. Qu’est-ce qu’elle en avait à secouer, la cousine ? Des plans baise, elle devait s’en faire des bons avec son gaulois qui l’emmenait au Club Med !

            **

 

            Le collège Ronsard de sa race de nuls, c’était terminé. Djamel était catégorique. Y avait plus rien à en attendre. Lui-même il pourrait jamais aller en bac pro pour faire mécano sur les circuits de Formule 1, et Lakdar, avec sa main toute pourrave, son plan star de la BD, c’était niqué pareil. Pierre-de-Ronsard, c’était juste bon pour la bande de nazes de la troisième B, Fatoumata et Samira qui se trémoussaient à longueur de journée, style un jour elles iraient à la Star Ac’, Steeve qui pensait qu’à s’empiffrer à la cantoche, Moussa, ce débile qui s’imaginait qu’il allait se faire un max de thune dans le rap…

            – On vaut mieux que ça ! asséna Djamel, en rangeant la petite Suzuki dans la cave d’où il l’avait extirpée.

            C’était pas facile, il fallait descendre un putain d’escalier, zigzaguer entre les poubelles, mine de rien, la Suzuki elle était lourde et Lakdar ne pouvait pas trop l’aider. Juste un peu la soulever à l’arrière, par le porte-bagages, de la main gauche, mais pas plus. Y avait pas le choix, la cave direct, sinon la mob’, à la laisser dehors, c’était un coup à se la faire taxer.

            – On va se démerder tout seuls…, reprit Djamel en essuyant ses mains couvertes de cambouis à l’aide d’un vieux chiffon. Faut compter sur personne !

            C’était vrai. Au Moulin, mais même chose aux Sablières, ou aux Grands-Chênes, les keums qui s’étaient sortis de la galère, et y en avait pas beaucoup, ils avaient pas pleurniché à l’assistante sociale ou chez les profs. Et surtout pas chez leurs vieux. Les vieux, depuis le temps qu’ils trimaient au Smic ou qu’ils se laissaient doucement crever au RMI, ils avaient pas de leçons à donner. Le respect, ils le méritaient pas. La preuve, le père de Lakdar. Le sien valait pas mieux.

            Lakdar sentait que tout cela ne tournait pas bien rond. Qu’est-ce qu’il s’imaginait, Djamel ? Qu’à quatorze ans, ils allaient pouvoir se passer de tout le monde ? Certainement pas. D’un autre côté, Lakdar en avait tellement ras le bol, de toute cette poisse qui s’abattait sur lui, qui ne le lâchait jamais, qu’il se sentait prêt à écouter son copain. Échapper au collège, un peu, rien qu’un peu, se sentir libres, faire ce qu’on voulait sans obéir aux ordres… Même si ça ne durait pas, c’était tentant d’y croire.

            **

 

            Couchés très tard, les deux copains ne se réveillaient pas avant la fin de la matinée. Ils se retrouvaient en bas de l’immeuble où habitait Djamel puis partaient en balade, allant jusqu’au centre-ville de Certigny déguster un hamburger-frites-Meca-Cola au Burger Muslim. Au passage ils avaient tout le loisir de contempler les dégâts provoqués par les émeutes. L’école maternelle Georges-Brassens qui avait bien dérouillé, la bibliothèque Pablo-Neruda qui était pas passée loin…

            L’après-midi, ils glandaient chez Lakdar, à ressasser leur rancœur envers tous ceux qui leur avaient bien pourri la vie. Et puis ils regardaient la cassette que Slimane avait offerte à son jeune ami. Celle où on voyait l’espion sioniste se faire trancher la gorge par des gars du Djihad. Une fois, deux fois, dix fois, vingt fois, trente fois… Slimane avait raison, à la fin, on pensait même plus à la pitié. Les prisonniers musulmans d’Abou-Grahib étaient vengés, même si Slimane avait expliqué que l’exécution de l’espion sioniste, ça datait d’avant. L’espion sioniste, il avait aussi payé pour tous les enfants palestiniens assassinés par le général Sharon. La pitié, là non plus, y en avait pas.

            Djamel en fut très impressionné, et encore plus admiratif envers son copain. Détenir une cassette pareille, ça prouvait bien que Lakdar, c’était pas un naze ! Il lui avait raconté le contenu des brochures sur les feujs, Rothschild et toute la clique, répétant quasi mot pour mot la leçon de Slimane. Le dâr al-islam, le domaine gouverné par la charia, la loi de Dieu, le dâr al-koufr, le domaine de l’impiété ! Le dâr al-sohl, où l’on pouvait soi-disant vivre en paix avec les mécréants, le dâr al-harb, comme la France, où il était licite de mener le Djihad !

            Djamel rêvait de rencontrer Slimane, lui aussi, mais ça, c’était pas possible. D’abord parce que si Lakdar lui avait confié tout ça, déjà c’était limite, normalement, il était lié par le secret, il l’avait juré à Slimane, de rien dire, et en plus, Slimane, il était pas là. Encore en voyage pour son travail.

            – C’est quoi, son boulot ? demanda Djamel.

            – Le Djihad…, lâcha Lakdar, après un long moment de réflexion, mais tu le dis à personne !

            Djamel le regarda avec des yeux ronds. Encore plus admiratif. Il avait l’air de rien, Lakdar, toujours sage au collège, toujours prêt à rendre ses devoirs à l’heure, à bien répondre aux questions des profs, style limite lèche-cul, et total il connaissait un keum qui faisait le Djihad ! Vas-y la ruse ! Lakdar, c’était le plus fort ! Tous les super coups de vice, il les connaissait à donf’ !

            Lakdar rangea la cassette dans sa planque habituelle, le placard de l’entrée du F3, sous un tas de vieux chiffons. Son père n’allait jamais y mettre le nez, c’était Lakdar qui faisait le ménage à la maison. La poussière, les détergents, Ali Abdane ne pouvait plus les supporter, après ses longues journées à passer sa balayeuse automatique dans les couloirs de l’hôpital psychiatrique Charcot.

            **

 

            Le soir du 5 novembre, un samedi, ils sortirent la petite Suzuki de sa cave et repartirent en expédition. Jusqu’à Aubervilliers et Drancy. C’était toujours la teuf. Partout ça brûlait. MJC, garages, supérettes. Et autobus, comme d’hab’, mais ça, c’était même plus marrant. Djamel écarquillait les yeux, fasciné par les flammes, la gorge irritée par les gaz lacrymogènes. Un vrai plan délire. Lakdar, le torse plaqué contre le dos de son copain, ne perdait rien du spectacle, lui non plus. Ils auraient bien voulu caillasser, eux aussi, mais Lakdar, il pouvait pas, et Djamel, il pilotait la Suzuki pour gicler au bon moment, des fois que ces enculés de keufs ils auraient rappliqué trop près. L’important, c’était d’être là, solidaires de l’Intifada, même si c’était que pour regarder.

 

Ils Sont Votre épouvante Et Vous êtes Leur Crainte: Roman Noir
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